ce qui m’asphyxie un peu chaque jour…

… ou presque …

C’est pas Sarko (quoique …)
C’est pas une maladie
C’est pas Ursule
C’est pas ma famille
C’est pas la clope
C’est pas la poussière (ouh la, non!!)
C’est même pas ma tendance à rêvasser

C’est quoi, dis, c’est quoi?

C’est la fainéantise de mes élèves biberonnés et engraissés à la technologie, à l’image, et aux clic clic clic de la souris …
… que quand je leur demande un devoir à la maison, genre « rédiger une courte biographie d’une personne célèbre  –  et décédée, please -« , histoire de mettre en pratique tout ce que nous venons de travailler sur le prétérit (savez bien … les verbes irréguliers, toussa …), ben ils ont le sentiment d’avoir TRAVAILLÉ en faisant :
clic : j’accède à la biographie de TrucMuche sur Internet
clic : je copie le texte
clic : je cherche un traducteur automatique
clic : je colle le texte
clic : je copie la traduction
clic : j’ouvre Word ou OpenOffice
clic : je colle le texte
clic : j’imprime le texte
et voilà!!

Je me suis ainsi retrouvée avec environ 15 copies sur 25 parfaitement illisibles ...

J’explique avec un exemple :
La phrase « J’aime le chocolat » peut se traduire de deux manières en anglais
1) I love chocolate  =  je parle en général (renvoi à la « notion » de chocolat), j’aime TOUT ce qui est chocolat (ceci est un appel du pied, de la main, de la bouche, de l’estomac …)
ou
2) I love the chocolate  =  en utilisant THE, et parce que le contexte s’y prête, je parle d’un chocolat particulier, très précis

Hum … expliquez-moi, déjà, comment la machine peut faire la différence. Honnêtement, le jour où elle le peut, je fais rapido un ballot, j’empoigne Ursule et je me dégotte une grotte dans les Cévennes, avec des graines de tomates, de carottes … toussa

J’ai eu beau le leur démontrer en long, en large et en tRavErs … Rien à faire!!

Le plus drôle, ce sont ceux qui sont allés sur une encyclopédie très sérieuse, avec pleins d’annotations, de renvois en bas de page … Le truc qui fait dix pages. L’un de mes élèves avait choisi Einstein dans ce genre d’encyclopédie. Très bon choix!! Mais Einstein chez, mettons, Universalis ou que sais-je … c’est trrrèèès long!. Le gamin a imprimé 4 pages, sans même vérifier, donc, de quoi que ça causait, et moi, j’ai lu la bio d’Einstein jusqu’en …  1912 … (l’est mort en 54, je crois, hein…)

Certains traducteurs automatiques un peu plus élaborés proposent les différentes traductions possibles. Par exemples, pour me parler de Charlemagne « restaurateur » de je ne sais plus quoi, le texte me donnait le choix entre « restaurateur » (qui fait bouffer les gens), « restaurateur » (qui répare des œuvres d’art) et « restaurateur » (qui remet une idée, un principe, une politique, au goût du jour).
Rigolo?
Oui!
Non! Deux pages comme ça!! J’en ai appris du vocabulaire, tiens!

Tiens … faisons joujou … j’ai fait avaler la première strophe de « La Marseillaise » à l’un de ces « traducteurs »

Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé
Entendez-vous dans nos campagnes
Mugir ces féroces soldats?
Ils viennent jusque dans vos bras.
Égorger vos fils, vos compagnes!

Je vous communique le résultat, en vous coloriant ce qui, en une lecture rapide, me pose déjà problème

Let us go children of the Homeland
The day of glory came!
Against us of the tyranny
The bloody banner is raised
Do you Listen in our campaigns
to Moo these wild soldiers?
They come to your arms.
Knife your sons(threads), your partners!

ET … j’ai redonné ce résultat à faire traduire en français … ce qui donne …

Laissez-nous aller les enfants de la Patrie
le jour de gloire est venu!
Contre nous de la tyrannie
la bannière sanglante(maudite) est levée
Écoutez-vous dans nos campagnes
pour Meugler ces soldats sauvages ?
Ils viennent à vos bras(armes).
Couteau vos fils (fils), vos associés!

Ça me rappelle des traductions involontairement hilarantes de certaines œuvres de H.P. Lovecraft, dont je n’ai jamais lu que les versions françaises, mais où l’on devine l’erreur.
Deux personnages se séparent :
– Si long, Robert, si long …
(« so long » se traduit par « adieu », quoi …)

Description du héros :
…. et était arrivé au milieu de son âge
(euh … « était d’âge moyen« , ça ressemblerait déjà plus à quelque chose en français, hihi!)

On rigole … mais contre ça … je ne sais guère quoi faire. J’ai quand même été particulièrement dure, voire méchante, en rendant les copies … Quelques uns ont compris, mais d’autres étaient véritablement offensés de voir leur TRAVAIL si mal noté. Incompréhension totale!!

Travail?

*

11 février 2009

discours de Le Clezio / Nobel (2)

Le Clézio mentionne ici un écrivain dont j’ai pu lire, ici et là … sur des blogs (!!) quelques extraits qui m’ont donné l’envie de le découvrir. Las … l’immédiateté d’Internet a ses limites, suscitant de nombreux désirs, affolements … aussitôt oubliés  –  ou presque  –  au « clic » suivant. Il me reste donc encore à trouver un bouquin de Stig Dagerman …

© LA FONDATION NOBEL 2008
Les journaux ont l’autorisation générale de publier ce texte dans n’importe quelle langue après le 7 décembre 2008 17h30 heure de Stockholm. L’autorisation de la Fondation est nécessaire pour la publication dans des périodiques ou dans des livres autrement qu’en résumé. La mention du copyright ci-dessus doit accompagner la publication de l’intégralité ou d’extraits importants du texte.

le paradoxe de l’écrivain (de l’artiste)

Dans les instants qui ont précédé l’annonce, pour moi très étonnante, de la distinction que m’octroyait l’Académie de Suède, j’étais en train de relire un petit livre de Stig Dagerman que j’aime particulièrement : la collection de textes politiques intitulée Essäer och texter (La Dictature du Chagrin). Ce n’était par hasard que je me replongeais dans la lecture de ce livre caustique et amer. Je devais me rendre en Suède pour y recevoir le prix que l’association des amis de Dagerman m’avait donné l’été passé, afin de rendre visite aux lieux de l’enfance de cet écrivain. J’ai toujours été sensible à l’écriture de Dagerman, à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme. À son idéalisme. À la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de l’après-guerre, pour lui le temps de la maturité, pour moi celui de mon enfance. Une phrase en particulier m’a arrêté, et m’a semblée s’adresser à moi dans cet instant précis – alors que je venais de publier un roman intitulé Ritournelle de la Faim. Cette phrase, ou plutôt ce passage, le voici :
« Comment est-il possible par exemple de se comporter, d’un côté comme si rien au monde n’avait plus d’importance que la littérature, alors que de l’autre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, c’est ce qu’ils gagnent à la fin du mois ? Car il (l’écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s’apercevoir de son existence. » (L’écrivain et la conscience)

Cette « forêt de paradoxes », comme l’a nommé Stig Dagerman, c’est justement le domaine de l’écriture, le lieu dont l’artiste ne doit pas chercher à s’échapper, mais bien au contraire dans lequel il doit « camper » pour en reconnaître chaque détail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom à chaque arbre. Ce n’est pas toujours un séjour agréable. Lui qui se croyait à l’abri, elle qui se confiait à sa page comme à une amie intime et indulgente, les voici confrontés au réel, non pas seulement comme observateurs, mais comme des acteurs. Il leur faut choisir leur camp, prendre des distances. Cicéron, Rabelais, Condorcet, Rousseau, Madame de Staël, ou bien plus récemment Soljenitsyne ou Hwang Seok-yong, Abdelatif Laâbi ou Milan Kundera ont eu à prendre la route de l’exil. Pour moi qui ai toujours connu – sauf durant la brève période de la guerre – la possibilité de mouvement, l’interdiction de vivre dans le lieu qu’on a choisi est aussi inacceptable que la privation de liberté.

Mais cette liberté de bouger comme un privilège a pour conséquence le paradoxe. Voyez l’arbre aux épines hérissées au sein de la forêt qu’habite l’écrivain : cet homme, cette femme occupés à écrire, à inventer leurs songes, ne sont-ils pas les membres d’une très heureuse et réduite happy few ? Imaginons une situation extrême, terrifiante – celle-là même que vit le plus grand nombre sur notre planète. Celle qu’ont vécue jadis, au temps d’Aristote ou au temps de Tolstoï, les inqualifiables – les serfs, serviteurs, vilains de l’Europe au Moyen-Âge, ou peuples razziés au temps des Lumières sur la côte d’Afrique, vendus à Gorée, à El Mina, à Zanzibar. Et aujourd’hui même, à l’heure que je vous parle, tous ceux qui n’ont pas droit à la parole, qui sont de l’autre côté du langage. C’est la pensée pessimiste de Dagerman qui m’envahit plutôt que le constat militant de Gramsci ou le pari désabusé de Sartre. Que la littérature soit le luxe d’une classe dominante, qu’elle se nourrisse d’idées et d’images étrangères au plus grand nombre, cela est à l’origine du malaise que chacun de nous éprouve – je m’adresse à ceux qui lisent et écrivent. L’on pourrait être tenté de porter cette parole à ceux qui en sont exclus, les inviter généreusement au banquet de la culture. Pourquoi est-ce si difficile ? Les peuples sans écriture, comme les anthropologues se sont plu à les nommer, sont parvenus à inventer une communication totale, au moyen des chants et des mythes. Pourquoi est-ce devenu aujourd’hui impossible dans notre société industrialisée ? Faut-il réinventer la culture ? Faut-il revenir à une communication immédiate, directe ? On serait tenté de croire que le cinéma joue ce rôle aujourd’hui, ou bien la chanson populaire, rythmée, rimée, dansée. Le jazz peut-être, ou sous d’autres cieux, le calypso, le maloya, le sega.

Le paradoxe ne date pas d’hier. François Rabelais, le plus grand écrivain de langue française, partit jadis en guerre contre le pédantisme des gens de la Sorbonne en jetant à leur face les mots saisis dans la langue populaire. Parlait-il pour ceux qui ont faim ? Débordements, ivresses, ripailles. Il mettait en mots l’extraordinaire appétit de ceux qui se nourrissaient de la maigreur des paysans et des ouvriers, pour le temps d’une mascarade, d’un monde à l’envers. Le paradoxe de la révolution, comme l’épique chevauchée du chevalier à la triste figure, vit dans la conscience de l’écrivain. S’il y a une vertu indispensable à sa plume, c’est qu’elle ne doive jamais servir à la louange des puissants, fût-ce du plus léger chatouillis. Et pourtant, même dans la pratique de cette vertu, l’artiste ne doit pas se sentir lavé de tout soupçon. Sa révolte, son refus, ses imprécations restent d’un certain côté de la barrière, du côté de la langue des puissants. Quelques mots, quelques phrases s’échappent. Mais le reste ? Un long palimpseste, un atermoiement élégant et distant. L’humour, parfois, qui n’est pas la politesse du désespoir mais la désespérance des imparfaits, la plage où le courant tumultueux de l’injustice les abandonne.

Alors, pourquoi écrire ? L’écrivain, depuis quelque temps déjà, n’a plus l’outrecuidance de croire qu’il va changer le monde, qu’il va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modèle de vie meilleur. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forêt des paradoxes. L’écrivain se veut témoin, alors qu’il n’est, la plupart du temps, qu’un simple voyeur.

*

11 février 2009