Elle avait faim et elle était seule. Vraiment seule. Elle l’avait voulu. Même parmi les hommes elle avait été seule. Elle joua un instant avec l’idée, folle et excitante, de rester ici, dans la forêt, de redécouvrir le feu, le bois, la pierre et la terre, et de ne vivre que pour satisfaire ses besoins primitifs, de n’accomplir que des gestes utiles. Mais elle n’avait rien appris des hommes qui puisse l’aider à survivre.
Elle avait si faim!
De sa mémoire maintenant nettoyée surgit l’image d’un petit paquet de biscuits énergétiques dans une poche de sa veste bleue. Elle se mit à fouiller et lorsque le petit paquet glissa dans sa main, elle eut une violente nausée et la salive envahit sa bouche. Elle se força à respirer profondément et prit soudain conscience de l’odeur pénétrante de la terre mouillée. Elle adorait ce parfum. Elle sourit, huma intensément encore puis se mit à manger. Jamais ces biscuits n’avaient eu aussi mauvais goût. Ils n’étaient pas d’ici. Ils n’étaient plus de son monde. Elle se força pourtant à les manger car elle ne savait pas quand elle prendrait son prochain repas. La nuit était revenue et il était inutile d’entreprendre quoique ce soit. Pourtant elle ne pouvait songer à dormir à nouveau. L’odeur seule des arbres et de la terre faisait danser les images des prochains jours devant ses yeux. Faire un feu, construire une cabane, se nourrir … jouer à Robinson Crusoé quelques jours peut-être? Et repartir, neuve, vers d’autres hommes, vers un accueil véritable?
Elle sentit l’excitation la gagner. La colère avait grondé en elle depuis des années, née de la frustration, de la peur, de l’ennui parfois, et de son incapacité grandissante à y faire face; née du quotidien des hommes des villes, où le lien qui unissait autrefois le travail et le fruit du travail était devenu si ténu et immatériel, où le bruit et le langage artificiel des machines, les millions d’icônes éclatées, l’entassement de papiers souvent inutiles et le respect parfois aveugle des règles brouillaient toute communication. La vérité des choses et des êtres s’était diluée dans les apparences, les faux-semblants et les trompe-l’œil, la possession et le besoin irrépressible de se voir en grand sur tous les écrans du monde. Le désir d’éternité était devenu si puissant qu’on y sacrifiait toute dignité, qu’on gommait toute excentricité véritable qui n’entrait pas dans les normes d’amuseurs publics dont la seule ambition de vie était de se voir encore plus grands sur les murs des villes. La folie créatrice érigée en culte y perdait tout son élan vital. Malgré le dicton, l’odeur de l’argent imprégnait la vie des hommes, soit qu’on en manquât cruellement, soit qu’on en voulût plus qu’assez. Dans cette course, le temps s’était ramassé au point que le futur se vivait au présent et que le présent n’était plus. Curieusement, la course contre la mort était devenue une course contre la vie. Non que toutes ces « faiblesses » n’aient jamais existé auparavant, loin s’en fallait! La multiplication des réseaux d’information leur avait simplement donné la formidable occasion de proliférer et de se fortifier.
Elle avait cru pouvoir y vivre, en s’attachant aux choses bonnes qui parvenaient à subsister, tapies au fond des êtres, au coin d’une rue, dans l’odeur d’un café au matin; cachées dans un geste tendre, à la dernière page d’un magazine criard, derrière les yeux verts d’un poissonnier ou dans le petit cinéma du quartier. Il y avait beaucoup de choses bonnes et douces, mais l’énergie lui avait peu à peu manqué. Elle était fatiguée de se battre, de supporter tant de bruits et de mouvements inutiles, de faire sans cesse le tri, de sourire parfois quand elle n’en avait pas envie. Mais elle avait eu peur. Peur d’être seule. Alors elle était lentement et insidieusement devenue ce qu’elle avait toujours refusé d’être, effacée et sans histoire(s), peureuse et finalement prisonnière. Encore plus seule peut-être.
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2 août 2008