Rose et Brun

Sur la petite table carrée du café, un cendrier, des cigarettes et un briquet, deux sucres et un café, l’addition sous un monticule de pièces jaunes et argent. Quelques clients épars, tous étudiants, comme Rose.
Rose, en ce jour de printemps, a décidé d’incarner son prénom jusqu’au bout des ongles. Sa chevelure teinte encadre un visage rond, aux yeux fardés de rose clair, la bouche brillante, d’un rose sombre. Un pull léger aux manches courtes et carrées, rose, cintré dans un jean délavé et teint. Ballerines roses, ongles roses, bijoux en plastique rose. Rose est rose. Et belle.
Dans ce petit café, les yeux se tournent fréquemment vers ce petit bonbon acidulé et frais. Tout ce rose est bien agréable à l’oeil.
Mais Rose, malgré ce jour de printemps, bleu, rose, jaune et vert tendre, broie du noir. Comme à chaque printemps. En hiver encore, elle peut se vêtir, se teindre et se maquiller comme elle le désire. Le rose tranche trop sur les couleurs froides et sombres. Mais quand les arbres commencent de s’habiller de rose, Rose ne peut que suivre la partition que dirige allègrement Dame Nature. Parce que sa mère et son père décidèrent quelques dix-neuf années auparavant de l’appeler Rose.
Enfant, cela ne la gênait pas, mais alors pas du tout, d’être ficelée, enrubannée, dentelée et moussée de rose quand les beaux jours arrivaient. Ses amies Blanche et Violette l’accompagnaient gaiement dans ce délire de couleurs. Mais aujourd’hui, Blanche vivait à la Réunion, où il était moins catastrophique pour elle de se parer de blanc chaque jour. Quant à Violette, elle avait épousé un Canadien avec qui elle menait une vie des plus gaies, car son mari détestait le violet!
Mais Rose! Que ne s’était-elle appelée Nathalie, Florence ou Marine, à la rigueur!
Plongée dans le noir dans ses pensées, Rose ne vit pas le jeune homme entrer et s’asseoir à la table en face d’elle. Mais bientôt elle leva les yeux, gênée par le poids d’un regard. Elle réprima un mouvement de surprise devant la beauté de la couleur. Il avait les cheveux bruns, les yeux marron, un pull marron clair et un pantalon de velours brun, des chaussures et des chaussettes d’un marron très foncé, presque noir, une bague en bois clair à l’index … se pouvait-il que … Elle soupira sans quitter des yeux ces yeux marron qui la fixaient.
– « Je m’appelle Rose », murmura-t-elle.
– « Je suis Brown », répondit-il doucement avec un léger accent anglais.
Soudain ils rirent, conscients de la futilité de ces présentations. Brown se leva en même temps que Rose et tout naturellement, ils sortirent du café ensemble.
Alors qu’ils contournaient les longues bâtisses grises de l’université et se dirigeaient vers les quais baignés de soleil, Rose prit la main de Brown.
– « Le marron et le rose, ça donne quoi comme couleur? »
Il ne savait pas.
– « Autant éviter un prénom « coloré » », dit-il enfin.
Elle approuva. Puis suggéra :
– « Dominique? »
Il secoua la tête.
– « Trop risqué. »
Elle sourit, les sourcils froncés.
Ils cherchaient encore quand le soleil commença de disparaître, apposant ses flamboyantes touches orangées sur la Seine, les pierres, enflammant les arbres renaissants.
Elisabeth. Adolphe. Myrtille. Marie. Angélique. François. Guillaume. Martin. Morgane. Léonard… A chaque prénom surgissait une image, agréable ou non, mais toutes trop précises, chargées d’une histoire, d’un passé, d’un symbole … Comment s’assurer que l’enfant ne connaîtrait pas les affres qu’ils avaient, eux, éprouvées?
– « Ne lui donnons pas de nom », finit par dire Rose, fatiguée.
– « Oui, mais ça aussi, c’est risqué, et puis, inévitablement… »

Lorsque le noir les enveloppa tout à fait, et qu’ils étaient blottis l’un contre l’autre pour chasser la fraîcheur de la nuit, ils avaient décidé … (?)

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Paris, avril 89  /  Essonne, avril 90

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16 août 2008

de la famille (nouvelle édition)

Edit du 16 / 08 / 08 : j’ai tenté une correction sur les strophes traitant du père et de la mère, pour éclaircir le propos. Ceux qui ont été tout confusionnés par la première version pourraient-ils me dire si c’est mieux? Ceux qui lisent cette deuxième version sont-ils perdus?

Espagne  –  18 juillet 2001

Mon père  –  Ma mère  –  Mon frère  –  Ma sœur.

Quatre étoiles. La constellation de mes rêves, de mes souffrances, de mes rires. Le dessin changeant de mon passé, de mon présent, de tous mes temps. Mes quatre points cardinaux, chacun investissant tour à tour la puissance magnétique du Nord de mes pensées et de mes interrogations, de mes incertitudes et de mes reproches. Quatre astres obscurs bordant un trou noir, celui que je cherche en palpant mon corps, en sondant ma mémoire, de minute en minute, depuis des années. Les quatre pieds de la chaise sur laquelle je suis assise, du lit sur lequel je me repose.

 

Mon père  …  Ma mère  –  Mon frère  –  Ma sœur.

En lui les galopades d’enfant dans les rues marocaines, les écoles militaires et à dix-huit ans, une question aussi soudaine que la mort : « Père, qui étais-tu ? Qu’as-tu fait de moi ? »

 

Ma mère  …  Mon père  –  Ma sœur  –  Mon frère.

En elle, beauté,  louanges, solitude en Provence et à dix-huit ans, une question aussi douloureuse que la mort : « Papa chéri, qui étais-tu ? Qu’as-tu fait de moi ? »

 

Mon frère  …  Ma sœur  –  Mon père  –  Ma mère.

Le soleil de Provence, le crachin breton, les sables normands.

L’âge adulte et ses violences dans la banlieue parisienne.

 

Ma sœur  …  Mon frère  –  Ma mère  –  Mon père.

Le silence d’une épilepsie particulière si mal soignée.

La violence, les éclats de rire, la musique et les câlins.

 

Et tous ces aïeux fuyant leur monde en le portant en Afrique et en Indochine.

Cette grand-mère à peine consciente d’avoir un jour enfanté.

Cette autre grand-mère, si bonne, si douce, qui n’apprit le français que tardivement, lorsque l’Allemagne rendit l’Alsace et la Lorraine à la France.

Ces ancêtres venus d’Inde et d’Afrique, dont on ne connaît que le nom qui leur fut donné par ces autres ancêtres venus de France.

 

Mon père  –  Ma mère  –  Mon frère  –  Ma sœur.

Mes quatre étoiles, mes êtres chers, ma chair.

Mes yeux. Ma bouche. Mon nez. Mon menton.

Mon réalisme. Mon romantisme. Mon je-m’en-foutisme. Mon autisme.

Mon carré d’as. Mon apocalypse.

 

Mon. Ma. Mes.

Moi.

Moi ?

Moi !

 

Qu’avez-vous fait de moi ?

Qu’allez-vous faire de moi ?

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15 août 2008