elle marchait contre le vent

.

Elle marchait contre le vent. La tempête lui hurlait des cris torturés et incohérents qu’elle écoutait, fascinée. Elle ne voyait que les pierres et la terre du chemin. Elle sentait les nœuds que faisait son corps pour ne pas tourbillonner dans les airs, les vibrations sur sa langue des gémissements inaudibles dans le fracas des éléments. Le monde n’était que colère, et épousait à merveille celle qui enflait et désenflait sa gorge et sa poitrine, faisait de ses muscles des barres de métal, emportait brusquement des morceaux entiers de sa vie, des filaments de certitudes, les syllabes de son nom, des lambeaux de rêves, des fragments d’images qui avaient semblé si belles mais que le vent dépouillait maintenant pour n’en faire plus que des illusions.
Elle marchait avec le vent depuis des heures. La foudre était pourtant tombée avant que les nuages ne commencent à se déchirer et se vider. Elle avait frappé dans le salon, sans bruit ni lumière aveuglante. Rien n’avait véritablement bougé mais tout avait soudain semblé étranger. Et sans qu’il y eût le moindre bruit inhabituel, elle avait perçu un son métallique  –  un clou qui tombe sur le parquet?  –  quelque part derrière ses yeux. Puis tout s’était écroulé et le vent, qui commençait de s’engouffrer par les fenêtres, l’avait poussée dehors.
Elle avait d’abord marché dans les rues de la ville où elle vivait et travaillait, mais qu’elle ne voulait plus reconnaître. Les aboiements du labrador des voisins, la sonnerie d’un téléphone, des éclats de voix et de rire, le tintement des verres et des couverts dans les cafés, les grincements d’un train qui s’arrêtait, le chuintement des pneus sur la chaussée mouillée, le chuchotement insistant des voitures sur l’autoroute au loin, les lumières qui ne voulaient pas s’échapper des lieux qu’elles éclairaient, rien n’était plus familier ni rassurant, rien ne pouvait apaiser ce qui avait longtemps dormi et venait de se réveiller, ni l’empêcher d’annoncer la tempête.
Les premiers kilomètres avaient déroulé le film de sa vie sur le béton. Les images, les sons, les odeurs avaient vainement tenté de résister au souffle qui voulait les emporter, en se parant des plus belles couleurs, des sonorités les plus chaudes et des parfums les plus enivrants, au risque de devenir des mensonges. Mais sitôt qu’ils surgissaient, le vent les renversait et emportait avec lui les mots qui nommaient chaque chose. Maintenant il ne restait plus que les pierres, la terre, les champs et les bosquets, les mares et les rivières; il ne restait plus que ses os, ses muscles, son souffle et son sang. Son esprit se laissait chavirer par les bourrasques, insensible à la fatigue et aux derniers échos de la mémoire. Il n’écoutait que la colère car elle seule pouvait désormais le nourrir.
Elle marcha aussi longtemps que la tempête dura. Des jours. Ses vêtements étaient trempés de pluie et de sueur. Elle ne rencontra personne. Elle n’avait aucune idée de la direction qu’elle suivait. Elle n’avait pensé à rien d’autre que marcher assez longtemps pour pouvoir tout laisser. Lorsque la pluie cessa, elle eut soif. Elle s’arrêta alors pour la première fois au bord d’une rivière étroite entourée d’arbres et de taillis. Son corps était si raide qu’il lui fallut plusieurs minutes avant de pouvoir s’agenouiller près de l’eau. Boire fut d’abord douloureux mais sa soif était immense. Des rais de lumière solaire apparurent, jouant avec les feuilles et le courant. Des perles aux feux adoucis dansaient devant ses yeux. Elle s’endormit dans la tiédeur renaissante. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle avait faim. Très faim.

*

*

31 juillet 2008

Un commentaire

  1. commentaires rapatriés
    Posté le 28 février 2010 à 12 h 58 min | Permalink

    1) C’est le seul « projet » à ne pas être daté. Pourquoi ? Mais, même s’il me paraît quelque peu hermétique, il est très beau, comme toujours…
    Commentaire n°1 posté par Jean-Jacques le 31/07/2008 à 10h26

    => Tu comprendras au fil de la lecture, mais comme tu es prompt à remarquer ce genre de détails, et impatient semble-t-il. Les textes datés représentent l’itinéraire intérieur dont je parlais lorsque j’ai présenté le projet, pour montrer justement combien ce qui se passe en nous n’est pas linéaire; les textes non datés apparaissent, eux, dans l’ordre chronologique extérieur du personnage que vous venez de rencontrer, sauf qu’on s’en fout de la date exacte
    C’est confus, je sais…
    Tant pis; je crois que ça se mettra en place tout seul … ou pas, mais je verrai à ce moment-là
    Réponse de mariev le 31/07/2008 à 10h44

    2) Cela me rappelle un peu l’errance de Jane Eyre lorsqu’elle quitte Rochester le jour de leur mariage. J’ai toujours aimé les soeurs Brontë !
    Commentaire n°2 posté par joye le 31/07/2008 à 11h35

    => Ah oui, ce romantisme en bourrasques! Bien qu’éxagérée, la référence m’honore, dis donc…
    Réponse de mariev le 01/08/2008 à 06h45

    3) wow ! j’aime beaucoup ce texte et j’avais remarqué également l’absence de date. c’est bizarre, mais au début quand elle traverse la ville on a (enfin, j’ai) l’impression qu’elle est toute seule a vivre cette tempête. que pour les autre il fait beau. c’est assez étrange. ha sinon, pour changer de sujet, j’ai un lien super intéressant à partager, je suis tombé la dessus sur le blog d’Iowagirl, découvert ici même : http://wordle.net/create Je l’ai utilisé pour quelques uns de mes textes !
    Commentaire n°3 posté par jlm le 31/07/2008 à 11h41

    => Sans qu’il fasse beau pour les autres, ce qu’elle vit est décuplé par rapport aux autres, tu as raison. J’irai voir ce lien aussi vite que possible
    Réponse de mariev le 01/08/2008 à 06h47

    4) Ca fait un peu penser à un voyage initiatique au bout duquel l’héroîne retrouverait l’appétit, la soif de vivre, l’envie tout simplement. Un très joli texte 😉
    Commentaire n°4 posté par pandora le 31/07/2008 à 19h28

    => C’est tout à fait l’idée
    Merci 😉
    Réponse de mariev le 01/08/2008 à 06h59

    5) Etourdissant vacarme… Calme qui désoriente… quelle lutte pour avancer jusqu’à ce moment de répit… Il y a quelque chose de transcendant, d’épique… Ne pas laisser le vent m’emporter…
    Commentaire n°5 posté par Jim le 13/08/2008 à 13h00

    => Si, si, le laisser faire son oeuvre de dépouillement, de temps à autre. Le laisser pousser les nuages qui cachent la … lune bleue 😉
    Réponse de mariev le 13/08/2008 à 20h12

    répondre

Ecrire un commentaire

Votre adresse ne sera jamais divulguée. Les champs requis sont marqués *

*
*
Question   Razz  Sad   Evil  Exclaim  Smile  Redface  Biggrin  Surprised  Eek   Confused   Cool  LOL   Mad   Twisted  Rolleyes   Wink  Idea  Arrow  Neutral  Cry   Mr. Green
301 Moved Permanently

Moved Permanently

The document has moved here.